Christian
Delorme: « Le silence historique des évêques de France »
Dans une tribune au
« Monde », le prêtre du diocèse de Lyon déplore que les digues anti-FN
soient tombées chez de nombreux pratiquants catholiques.
LE MONDE
| 05.05.2017 à 10h25 • Mis à jour le 05.05.2017 à 10h48 |
Par
Christian Delorme (Prêtre du diocèse de Lyon)
TRIBUNE. Alors que, le 7 mai au soir,
la France risque de se retrouver avec une présidente élue représentant la
famille de l’extrême droite, la Conférence épiscopale française a fait le choix
d’une parole tiède que l’on peut assimiler à un silence coupable tant cette
parole est inaudible et peut seulement profiter à Marine Le Pen.
Dès le 30 mars, le président du Conseil national de
l’Eglise protestante unie de France, le pasteur Laurent Schlumberger, a alerté,
dans un communiqué, sur la « catastrophe » que serait une victoire de
la candidate du Front national à l’élection présidentielle. Le 25 avril,
c’était au tour du grand rabbin de France, Haïm Korsia, d’appeler à voter sans
hésitation au second tour pour Emanuel Macron.
Des responsables musulmans ont suivi. Nos compatriotes
protestants et juifs ont une longue expérience des persécutions liées à des
pouvoirs identitaires, et ils ne sauraient se tromper sur les dangers qui
montent (surtout après que Marine Le Pen a exprimé récemment que la France
n’était « pas responsable du Vel’ d’Hiv » et fait l’éloge du
cardinal de Richelieu, qui aurait eu raison de combattre les protestants, qui « avaient
des exigences qui allaient contre la nation »).
Les évêques français, eux, se sont contentés, le soir du
23 avril, d’un vague communiqué signé par leur secrétaire et porte-parole,
rappelant différents points de discernement concernant les choix électoraux,
parmi lesquels le souci de la construction européenne et celui du respect de
l’immigré. Mais point d’appel aux catholiques à ne pas se laisser happer par
les sirènes d’un parti « génétiquement » nationaliste et
xénophobe ! Pas de parole tranchante ! Au contraire : le communiqué
précise que la Conférence épiscopale « n’appelle pas à voter pour l’un
ou l’autre candidat ».
Droitisation
de plus en plus forte
Par le passé, les évêques français ont su faire preuve
d’attitudes autrement moins conciliantes à l’égard du parti d’extrême droite.
En 1998, le cardinal Louis-Marie Billé, archevêque de Lyon et président de
la Conférence des évêques, signait avec les autres grands chefs religieux de
notre pays une déclaration qui commençait ainsi : « Les
responsables des grands courants religieux de France s’inquiètent de la place
désormais prise dans la vie politique française par un parti qui n’a jamais
caché ses thèses racistes, xénophobes et antisémites. »
A l’élection présidentielle de 2002, plusieurs évêques
appelèrent à voter Jacques Chirac pour barrer la route à Jean-Marie Le Pen. Ce
temps est fini. Pourquoi ? A cela plusieurs raisons, qui ne sont pas
toutes également condamnables. Le Front national a tenté, ces dernières années,
de se débarrasser de l’antisémitisme obsessionnel de son fondateur, et il peut
sembler être devenu plus fréquentable (mais, au soir du 23 avril, sa
présidente confiait les rênes du parti à un député européen
négationniste !).
AUX
ÉLECTIONS RÉGIONALES DE DÉCEMBRE 2015, 24 % D’ENTRE EUX ONT VOTÉ POUR LES
CANDIDATS DU FN !
De manière plus certaine, sa base électorale s’est
énormément élargie, rassemblant beaucoup de gens honnêtes qui n’ont pas d’autre
tort que d’appartenir aux couches les plus en difficulté de la population, les
plus sanctionnées par le phénomène de la mondialisation et celui de la
financiarisation de l’économie. Surtout, les digues sont tombées chez de
nombreux pratiquants catholiques. Aux élections régionales de
décembre 2015, 24 % d’entre eux ont voté pour les candidats du
FN ! Quelques mois auparavant, l’évêque de Fréjus-Toulon,
Mgr Dominique Rey, n’avait pas craint d’inviter avec une amabilité
ostentatoire Marion Maréchal-Le Pen à un rassemblement diocésain.
Discours
de victimisation
Surtout, depuis une vingtaine d’années, on assiste à une
droitisation de plus en plus forte de l’Eglise catholique de France, au niveau
de son clergé et de son épiscopat et au sein des forces militantes montantes.
En face du déploiement de l’islam, en particulier, les réflexes et les
arguments identitaires prennent une place croissante. Le discours de
victimisation à l’encontre d’une République laïque considérée comme
anticléricale trouve de plus en plus d’oreilles complaisantes. Aux militants de
l’Action catholique presque tous désormais disparus ont succédé les militants
de La Manif pour tous pour qui les critères de discernement à prendre en compte
en premier sont une politique familiale dynamique et ce qu’ils considèrent être
la morale sexuelle « naturelle ».
Des
schismes silencieux
Au moment des débats et des manifestations provoqués par
l’élargissement de l’institution du mariage aux personnes homosexuelles, ces
nouvelle forces militantes de l’Eglise catholique ont été le fer de
lance et ont composé l’essentiel des troupes opposées au gouvernement, se
mettant à rêver à une « rechristianisation » de la France par la
morale. Or, que voit-on, qu’entend-on ces jours-ci ?
La Manif pour tous, présidée par la très catholique
Ludovine de La Rochère, a lancé, sur les réseaux sociaux, une campagne appelant
à voter « contre Macron ». Le mouvement Sens commun, lui aussi
essentiellement composé de militants catholiques, a décidé, de son côté, qu’il
ne se prononcerait « ni pour Macron ni pour Le Pen ». Christine
Boutin, ancienne présidente du Parti chrétien démocrate, elle, a franchi le
Rubicon : elle votera Le Pen !
Ce silence des évêques, qui équivaut à une autorisation
morale donnée aux catholiques de voter Marine Le Pen s’ils pensent pouvoir le
faire « en conscience », représente un événement historique qui aura,
dans tous les cas de figure, de lourdes conséquences. D’une part, les évêques
de France participent ainsi à la banalisation du Front national et à son
installation de plus en plus grande dans le paysage politique français, et
l’histoire pourra leur demander d’en rendre compte.
D’autre part, leur décision de ne pas prendre
franchement position, pour ménager une partie des pratiquants, vient blesser
toute une autre partie des catholiques qui, eux, ne se résolvent pas à ce que
la France puisse devenir une terre de haine et que sombre l’Europe démocratique
dont les pères fondateurs étaient, pour la plupart, de grandes figures
chrétiennes. A certains silences peuvent répondre des schismes silencieux.
Christian
Delorme est l’un
des initiateurs de la « Marche pour l’égalité et contre le racisme »
de 1983. Il est l’auteur, avec Rachid Benzine, de « La république,
l’Eglise et l’islam » (Bayard, 2016).