samedi 6 mai 2017

l’histoire pourra demander aux évêques de rendre compte de leur silence historique face au front national



Christian Delorme: « Le silence historique des évêques de France »
Dans une tribune au « Monde », le prêtre du diocèse de Lyon déplore que les digues anti-FN soient tombées chez de nombreux pratiquants catholiques.

LE MONDE | 05.05.2017 à 10h25 • Mis à jour le 05.05.2017 à 10h48 |
Par Christian Delorme (Prêtre du diocèse de Lyon)


TRIBUNE. Alors que, le 7 mai au soir, la France risque de se retrouver avec une présidente élue représentant la famille de l’extrême droite, la Conférence épiscopale française a fait le choix d’une parole tiède que l’on peut assimiler à un silence coupable tant cette parole est inaudible et peut seulement profiter à Marine Le Pen.

Dès le 30 mars, le président du Conseil national de l’Eglise protestante unie de France, le pasteur Laurent Schlumberger, a alerté, dans un communiqué, sur la « catastrophe » que serait une victoire de la candidate du Front national à l’élection présidentielle. Le 25 avril, c’était au tour du grand rabbin de France, Haïm Korsia, d’appeler à voter sans hésitation au second tour pour Emanuel Macron.

Des responsables musulmans ont suivi. Nos compatriotes protestants et juifs ont une longue expérience des persécutions liées à des pouvoirs identitaires, et ils ne sauraient se tromper sur les dangers qui montent (surtout après que Marine Le Pen a exprimé récemment que la France n’était « pas responsable du Vel’ d’Hiv » et fait l’éloge du cardinal de Richelieu, qui aurait eu raison de combattre les protestants, qui « avaient des exigences qui allaient contre la nation »).

Les évêques français, eux, se sont contentés, le soir du 23 avril, d’un vague communiqué signé par leur secrétaire et porte-parole, rappelant différents points de discernement concernant les choix électoraux, parmi lesquels le souci de la construction européenne et celui du respect de l’immigré. Mais point d’appel aux catholiques à ne pas se laisser happer par les sirènes d’un parti « génétiquement » nationaliste et xénophobe ! Pas de parole tranchante ! Au contraire : le communiqué précise que la Conférence épiscopale « n’appelle pas à voter pour l’un ou l’autre candidat ».

Droitisation de plus en plus forte

Par le passé, les évêques français ont su faire preuve d’attitudes autrement moins conciliantes à l’égard du parti d’extrême droite. En 1998, le cardinal Louis-Marie Billé, archevêque de Lyon et président de la Conférence des évêques, signait avec les autres grands chefs religieux de notre pays une déclaration qui commençait ainsi : « Les responsables des grands courants religieux de France s’inquiètent de la place désormais prise dans la vie politique française par un parti qui n’a jamais caché ses thèses racistes, xénophobes et antisémites. »
A l’élection présidentielle de 2002, plusieurs évêques appelèrent à voter Jacques Chirac pour barrer la route à Jean-Marie Le Pen. Ce temps est fini. Pourquoi ? A cela plusieurs raisons, qui ne sont pas toutes également condamnables. Le Front national a tenté, ces dernières années, de se débarrasser de l’antisémitisme obsessionnel de son fondateur, et il peut sembler être devenu plus fréquentable (mais, au soir du 23 avril, sa présidente confiait les rênes du parti à un député européen négationniste !).

AUX ÉLECTIONS RÉGIONALES DE DÉCEMBRE 2015, 24 % D’ENTRE EUX ONT VOTÉ POUR LES CANDIDATS DU FN !

De manière plus certaine, sa base électorale s’est énormément élargie, rassemblant beaucoup de gens honnêtes qui n’ont pas d’autre tort que d’appartenir aux couches les plus en difficulté de la population, les plus sanctionnées par le phénomène de la mondialisation et celui de la financiarisation de l’économie. Surtout, les digues sont tombées chez de nombreux pratiquants catholiques. Aux élections régionales de décembre 2015, 24 % d’entre eux ont voté pour les candidats du FN ! Quelques mois auparavant, l’évêque de Fréjus-Toulon, Mgr Dominique Rey, n’avait pas craint d’inviter avec une amabilité ostentatoire Marion Maréchal-Le Pen à un rassemblement diocésain.

Discours de victimisation

Surtout, depuis une vingtaine d’années, on assiste à une droitisation de plus en plus forte de l’Eglise catholique de France, au niveau de son clergé et de son épiscopat et au sein des forces militantes montantes. En face du déploiement de l’islam, en particulier, les réflexes et les arguments identitaires prennent une place croissante. Le discours de victimisation à l’encontre d’une République laïque considérée comme anticléricale trouve de plus en plus d’oreilles complaisantes. Aux militants de l’Action catholique presque tous désormais disparus ont succédé les militants de La Manif pour tous pour qui les critères de discernement à prendre en compte en premier sont une politique familiale dynamique et ce qu’ils considèrent être la morale sexuelle « naturelle ».

Des schismes silencieux

Au moment des débats et des manifestations provoqués par l’élargissement de l’institution du mariage aux personnes homosexuelles, ces nouvelle forces militantes de l’Eglise catholique ont été le fer de lance et ont composé l’essentiel des troupes opposées au gouvernement, se mettant à rêver à une « rechristianisation » de la France par la morale. Or, que voit-on, qu’entend-on ces jours-ci ?

La Manif pour tous, présidée par la très catholique Ludovine de La Rochère, a lancé, sur les réseaux sociaux, une campagne appelant à voter « contre Macron ». Le mouvement Sens commun, lui aussi essentiellement composé de militants catholiques, a décidé, de son côté, qu’il ne se prononcerait « ni pour Macron ni pour Le Pen ». Christine Boutin, ancienne présidente du Parti chrétien démocrate, elle, a franchi le Rubicon : elle votera Le Pen !

Ce silence des évêques, qui équivaut à une autorisation morale donnée aux catholiques de voter Marine Le Pen s’ils pensent pouvoir le faire « en conscience », représente un événement historique qui aura, dans tous les cas de figure, de lourdes conséquences. D’une part, les évêques de France participent ainsi à la banalisation du Front national et à son installation de plus en plus grande dans le paysage politique français, et l’histoire pourra leur demander d’en rendre compte.

D’autre part, leur décision de ne pas prendre franchement position, pour ménager une partie des pratiquants, vient blesser toute une autre partie des catholiques qui, eux, ne se résolvent pas à ce que la France puisse devenir une terre de haine et que sombre l’Europe démocratique dont les pères fondateurs étaient, pour la plupart, de grandes figures chrétiennes. A certains silences peuvent répondre des schismes silencieux.

Christian Delorme est l’un des initiateurs de la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983. Il est l’auteur, avec Rachid Benzine, de « La république, l’Eglise et l’islam » (Bayard, 2016).

dimanche 30 avril 2017

Non, non et non au Front National et à Marine Le Pen



Audrey Pulvar : « Une léthargie nationale »

Par Audrey Pulvar (Journaliste)
 
Dans une tribune au « Monde », la journaliste, suspendue de la chaîne CNews pour avoir signé une pétition contre le Front national, réagit à l’absence de mobilisation face à la présence de Marine Le Pen au second tour.

TRIBUNE. « Pour tant de beauté, merci et chapeau bas ! », aurait peut-être entonné Barbara, au regard des cortèges, graves et fraternels, emplissant les rues des villes, partout en France. Tous ensemble ! A Paris, de République à Nation, entre 400 000 et 900 000 personnes le 1er mai 2002. Pour défendre la République, on manifestait. Depuis le 21 avril au soir, nous décortiquions l’infernal résultat, à coups d’éditoriaux enflammés, jetant l’anathème sur l’abstentionniste penaud, vouant l’« électeur dispersé » aux gémonies, démoralisés par les mortels manquements d’une campagne, celle de Lionel Jospin, passée à côté de tant d’inquiétudes quotidiennes de millions d’entre nous.

« En 2002, on affrontait l’inimaginable. Ensemble »

La France, légataire universelle des Lumières, venait de placer au second tour de la présidentielle un leader d’extrême droite ! On affrontait l’inimaginable. Ensemble. Dans les kiosques, des kilomètres d’indignation Libération, la « une » barrée d’un gigantesque « NON », parlait de la « France affreuse ». Au Monde, la « France blessée ». Dans le stade de foot de Bordeaux, une banderole de supporteurs : « Eteignons la flamme de la honte ». Dans les rues ce 1er mai 2002, djembés, jeunes motivés, bambins sur les épaules-à-papa, slogans : « C’est pas les sans-papiers, c’est pas les immigrés, c’est Le Pen qu’il faut virer ! » Et l’inquiétude. On se cherche, on se reconnaît, on est ensemble. Pour dire non.      
     
2017 ? Comme un cauchemar recommencé qui pourrait cette fois devenir réalité. Au lendemain du premier tour, 40 % d’électeurs, voire plus, se disent prêts à porter l’extrême droite au pouvoir. Face à eux, l’abyssal silence de rues vides, la tentation d’une rageuse abstention. Mais, surtout, une léthargie nationale devant ce qui n’étonne ni ne heurte plus. Pourtant, le Front d’aujourd’hui, pour lissé qu’il fût ces quinze dernières années, n’a rien amendé de ses intrinsèques périls.

Le FN, « un parti comme les autres » ?

Hier le « détail de l’histoire », aujourd’hui la France « pas responsable de la rafle du Vél’ d’Hiv ». Hier la tête de Catherine Trautmann, maire de Strasbourg, décapitée sur un plateau [Une mise en scène de Jean-Marie Le Pen dans une réunion publique entre les deux tours des législatives en mai 1997], aujourd’hui les photos d’atrocités commises par Daech postées sur un compte officiel.

Hier la clique des nervis de l’OAS, aujourd’hui des élus clamant sans vergogne qu’accueillir quelques migrants dans les territoires ruraux, c’est « faire venir les viols, les vols et le terrorisme islamiste ». Hier Saddam Hussein, aujourd’hui Bachar Al-Assad. Hier comme aujourd’hui, la mise en cause, l’agression physique ou la menace verbale à l’égard de journalistes et de juges. Hier le négationnisme de Bruno Gollnisch, aujourd’hui celui de Jean-François Jalkh, s’interrogeant sur les difficultés à utiliser du Zyklon B pour des tueries de masse…

Hier, le courage de journalistes comme Paul Nahon, Bernard Benyamin ou Anne Sinclair devant le jeu dangereux d’une profession fascinée par les outrances d’un parti alors tout à fait contournable, résistible. Aujourd’hui ? L’acceptation, principe de neutralité oblige, d’un phénomène, le succès de l’extrême droite, que nous, journalistes, avons contribué à créer depuis trente ans. Au nom de ce principe et afin de protéger du soupçon mes consœurs et confrères, dont je loue le professionnalisme, inattaquable, il était prévisible que je sois écartée de l’antenne jusqu’à nouvel ordre.

Mais cette décision n’est-elle pas le splendide aveu que nous tous traitons désormais le Front national tel « un parti comme les autres » ? Spectaculaire retournement ! Il y a quinze ans, Jacques Chirac refusant d’offrir à Le Pen la respectabilité d’un débat télévisé convoquait « l’idée même que nous nous faisons de l’homme, de ses droits, de sa dignité ». Ce qui ne souffrait aucun faux-fuyant, c’était le consensus indigné du pays pour le combat, inaliénable, contre ceux qui voudraient l’abaisser. Aujourd’hui, rompre le consensus, c’est dire, à l’inverse, que non, le Front national n’est pas un parti comme un autre.

Le poison de la haine

Quand la mithridatisation a-t-elle achevé son œuvre ? Les coups de tonnerre se sont succédé, sans que le politique, de droite comme de gauche, prenne jamais la mesure des fracturations. 11 septembre 2001, la peur absolue devant ce que l’on croyait impossible. Il pleut des corps désespérés à Manhattan, brouillard de poussières toxiques, sirènes hurlantes, deux tours vont bientôt s’effondrer, un avion s’abîme dans le Pentagone. 21 avril 2002, la peur moite, à fleur de peau, devant ce qui semblait également impossible. Magistrale gifle assenée à notre conception de nous-mêmes, terrible sanction pour la gauche naïve.

2005, le rejet du traité de Constitution européenne, la parole au peuple balayée d’un revers de main. 2005 encore, l’embrasement des banlieues, surgissement du mal-être de milliers de Français, hurlement exaspéré de relégués, aubaine flairée par de petites frappes, carburant pour les nouveaux pyromanes de la République, ceux qui, de 2002 à 2012, se sont ingéniés à normaliser une lecture extrême droitière de notre quotidien.

Calculateurs de petits profits personnels, en nombre de voix, de lecteurs ou de téléspectateurs, autoproclamés guides religieux de pacotille, propagateurs d’extrêmes discordes ou encore fossoyeurs à long terme de la droite républicaine : ils sont tous responsables, en partie, de la légitimation, pour l’opinion, de réponses biaisées, simplistes, haineuses, à des situations d’une réelle complexité. 2007, le début d’un quinquennat accolant immigration à identité nationale, le discours de Dakar, les civilisations ne se valant pas, les racailles à déloger au Kärcher comme on se débarrasse de la saleté. 2008, la crise financière dévastant l’économie réelle. L’Allemagne, ex-homme malade de l’Europe, décidant du cap à fixer à l’Union européenne, alors que ses voisins, les pieds pris dans la glaise du chômage de masse, courbent l’échine devant un Himalaya de dettes.

2012, le retour de la gauche au pouvoir. Est-il besoin de lister ses renoncements, vécus comme autant de trahisons ? Citons par exemple le projet de déchéance de nationalité, en réponse au terrorisme islamiste : mithridatisation quand tu nous tiens ! Est-ce ainsi que l’on éreinte des électorats en proie au doute, tétanisés par des peurs justifiées, tentés par l’égoïsme ? Quinze années de déséquilibres mondiaux auraient-elles cependant suffi à oblitérer en nous le désir de faire peuple, dans un pays aux sangs mêlés, ou le poison de la haine descendu jusqu’en nous est-il à plus lente incubation ?

Intégrité et résistance

Ne s’est-il pas répandu au fil de décennies de destruction de la pensée politique et de découragement de l’espoir populaire – promesses non tenues, affairisme, financements illégaux de campagnes électorales, manipulation de la jeunesse, fausse ouverture à la diversité, accommodements peu raisonnables, prétendu aggiornamento, instrumentalisation du vote Front national dès les années 1980 –, couplés à l’implosion des communismes et à la mystification de la mondialisation ruisselante de bonheur.

« Face aux dérégulateurs en chef, qu’ont déployé la gauche socialiste et la droite gaulliste ? »

Plutôt qu’un parallèle entre 2002 et 2017, c’est dans le triomphe du fameux acronyme TINA [There Is No Alternative, il n’y a pas d’autre choix], au tout début des années 1980, qu’il faut peut-être chercher les racines d’un mal aux dimensions désormais de baobab. Face aux dérégulateurs en chef, qu’ont déployé la gauche socialiste et la droite gaulliste ? En France, comme ailleurs en Europe, l’effondrement du sens de l’Etat, la défaite de la pensée solidaire devant l’argent tout-puissant, le temps de cerveau disponible commercialisé par et pour la société du spectacle, la dévitalisation de l’engagement.

Tous pourris ? Non. Des femmes et des hommes debout, avec une forme d’intégrité désenchantée, solitaires ou dans l’action collective, continuent de bâtir une autre vision de demain, quand le monde désintermédié d’aujourd’hui, celui où le sort d’économies entières peut se jouer sur un clic droit, nouvelle civilisation soumise à la transparence permanente et mondiale, enfle de menaces totalitaires. Comme eux, résistons à la férule de forces conservatrices en permanence tendues vers le rétrécissement des droits de tous et dans cette époque forcenée, demeurons verticaux.

Par Audrey Pulvar (Journaliste)