Audrey Pulvar : « Une léthargie
nationale »
Par Audrey Pulvar (Journaliste)
Dans une tribune au « Monde », la
journaliste, suspendue de la chaîne CNews pour avoir signé une pétition contre
le Front national, réagit à l’absence de mobilisation face à la présence de
Marine Le Pen au second tour.
TRIBUNE. « Pour tant de beauté,
merci et chapeau bas ! », aurait peut-être entonné Barbara, au
regard des cortèges, graves et fraternels, emplissant les rues des villes,
partout en France. Tous ensemble ! A Paris, de République à Nation, entre
400 000 et 900 000 personnes le 1er mai
2002. Pour défendre la République, on manifestait. Depuis le 21 avril au
soir, nous décortiquions l’infernal résultat, à coups d’éditoriaux enflammés,
jetant l’anathème sur l’abstentionniste penaud, vouant l’« électeur
dispersé » aux gémonies, démoralisés par les mortels manquements d’une
campagne, celle de Lionel Jospin, passée à côté de tant d’inquiétudes
quotidiennes de millions d’entre nous.
« En
2002, on affrontait l’inimaginable. Ensemble »
La France, légataire universelle des
Lumières, venait de placer au second tour de la présidentielle un leader
d’extrême droite ! On affrontait l’inimaginable. Ensemble. Dans les
kiosques, des kilomètres d’indignation Libération, la
« une » barrée d’un gigantesque « NON », parlait de la « France
affreuse ». Au Monde, la « France blessée ».
Dans le stade de foot de Bordeaux, une banderole de supporteurs : « Eteignons
la flamme de la honte ». Dans les rues ce 1er mai
2002, djembés, jeunes motivés, bambins sur les épaules-à-papa, slogans : « C’est
pas les sans-papiers, c’est pas les immigrés, c’est Le Pen qu’il faut
virer ! » Et l’inquiétude. On se cherche, on se reconnaît, on
est ensemble. Pour
dire non.
2017 ? Comme un cauchemar recommencé qui
pourrait cette fois devenir réalité. Au lendemain du premier tour, 40 %
d’électeurs, voire plus, se disent prêts à porter l’extrême droite au pouvoir.
Face à eux, l’abyssal silence de rues vides, la tentation d’une rageuse
abstention. Mais, surtout, une léthargie nationale devant ce qui n’étonne ni ne
heurte plus. Pourtant, le Front d’aujourd’hui, pour lissé qu’il fût ces quinze
dernières années, n’a rien amendé de ses intrinsèques périls.
Le FN, « un parti comme les
autres » ?
Hier le « détail de l’histoire »,
aujourd’hui la France « pas responsable de la rafle du Vél’
d’Hiv ». Hier la tête de Catherine Trautmann, maire de Strasbourg,
décapitée sur un plateau [Une mise en scène de Jean-Marie Le Pen dans
une réunion publique entre les deux tours des législatives en mai 1997],
aujourd’hui les photos d’atrocités commises par Daech postées sur un compte
officiel.
Hier la clique des nervis de l’OAS,
aujourd’hui des élus clamant sans vergogne qu’accueillir quelques migrants dans
les territoires ruraux, c’est « faire venir les viols, les vols et le
terrorisme islamiste ». Hier Saddam Hussein, aujourd’hui Bachar
Al-Assad. Hier comme aujourd’hui, la mise en cause, l’agression physique ou la
menace verbale à l’égard de journalistes et de juges. Hier le négationnisme de
Bruno Gollnisch, aujourd’hui celui de Jean-François Jalkh, s’interrogeant sur
les difficultés à utiliser du Zyklon B pour des tueries de masse…
Hier, le courage de journalistes comme Paul
Nahon, Bernard Benyamin ou Anne Sinclair devant le jeu dangereux d’une
profession fascinée par les outrances d’un parti alors tout à fait
contournable, résistible. Aujourd’hui ? L’acceptation, principe de
neutralité oblige, d’un phénomène, le succès de l’extrême droite, que nous,
journalistes, avons contribué à créer depuis trente ans. Au nom de ce principe
et afin de protéger du soupçon mes consœurs et confrères, dont je loue le
professionnalisme, inattaquable, il était prévisible que je sois écartée de
l’antenne jusqu’à nouvel ordre.
Mais cette décision n’est-elle pas le
splendide aveu que nous tous traitons désormais le Front national tel « un
parti comme les autres » ? Spectaculaire retournement ! Il y a
quinze ans, Jacques Chirac refusant d’offrir à Le Pen la respectabilité
d’un débat télévisé convoquait « l’idée même que nous nous faisons de
l’homme, de ses droits, de sa dignité ». Ce qui ne souffrait aucun
faux-fuyant, c’était le consensus indigné du pays pour le combat, inaliénable,
contre ceux qui voudraient l’abaisser. Aujourd’hui, rompre le consensus, c’est
dire, à l’inverse, que non, le Front national n’est pas un parti comme un
autre.
Le poison de la haine
Quand la mithridatisation a-t-elle achevé son
œuvre ? Les coups de tonnerre se sont succédé, sans que le politique, de
droite comme de gauche, prenne jamais la mesure des fracturations.
11 septembre 2001, la peur absolue devant ce que l’on croyait impossible.
Il pleut des corps désespérés à Manhattan, brouillard de poussières toxiques,
sirènes hurlantes, deux tours vont bientôt s’effondrer, un avion s’abîme dans
le Pentagone. 21 avril 2002, la peur moite, à fleur de peau, devant ce qui
semblait également impossible. Magistrale gifle assenée à notre conception de
nous-mêmes, terrible sanction pour la gauche naïve.
2005, le rejet du traité de Constitution
européenne, la parole au peuple balayée d’un revers de main. 2005 encore,
l’embrasement des banlieues, surgissement du mal-être de milliers de Français,
hurlement exaspéré de relégués, aubaine flairée par de petites frappes,
carburant pour les nouveaux pyromanes de la République, ceux qui, de 2002 à
2012, se sont ingéniés à normaliser une lecture extrême droitière de notre
quotidien.
Calculateurs de petits profits personnels, en
nombre de voix, de lecteurs ou de téléspectateurs, autoproclamés guides
religieux de pacotille, propagateurs d’extrêmes discordes ou encore fossoyeurs
à long terme de la droite républicaine : ils sont tous responsables, en
partie, de la légitimation, pour l’opinion, de réponses biaisées, simplistes,
haineuses, à des situations d’une réelle complexité. 2007, le début d’un
quinquennat accolant immigration à identité nationale, le discours de Dakar,
les civilisations ne se valant pas, les racailles à déloger au Kärcher comme on
se débarrasse de la saleté. 2008, la crise financière dévastant l’économie
réelle. L’Allemagne, ex-homme malade de l’Europe, décidant du cap à fixer à
l’Union européenne, alors que ses voisins, les pieds pris dans la glaise du
chômage de masse, courbent l’échine devant un Himalaya de dettes.
2012, le retour de la gauche au pouvoir.
Est-il besoin de lister ses renoncements, vécus comme autant de
trahisons ? Citons par exemple le projet de déchéance de nationalité, en
réponse au terrorisme islamiste : mithridatisation quand tu nous
tiens ! Est-ce ainsi que l’on éreinte des électorats en proie au doute,
tétanisés par des peurs justifiées, tentés par l’égoïsme ? Quinze années
de déséquilibres mondiaux auraient-elles cependant suffi à oblitérer en nous le
désir de faire peuple, dans un pays aux sangs mêlés, ou le poison de la haine
descendu jusqu’en nous est-il à plus lente incubation ?
Intégrité et résistance
Ne s’est-il pas répandu au fil de décennies
de destruction de la pensée politique et de découragement de l’espoir populaire
– promesses non tenues, affairisme, financements illégaux de campagnes
électorales, manipulation de la jeunesse, fausse ouverture à la diversité,
accommodements peu raisonnables, prétendu aggiornamento, instrumentalisation du
vote Front national dès les années 1980 –, couplés à l’implosion des communismes
et à la mystification de la mondialisation ruisselante de bonheur.
« Face aux dérégulateurs en chef, qu’ont
déployé la gauche socialiste et la droite gaulliste ? »
Plutôt qu’un parallèle entre 2002 et 2017,
c’est dans le triomphe du fameux acronyme TINA [There Is No Alternative, il
n’y a pas d’autre choix], au tout début des années 1980, qu’il faut
peut-être chercher les racines d’un mal aux dimensions désormais de baobab.
Face aux dérégulateurs en chef, qu’ont déployé la gauche socialiste et la
droite gaulliste ? En France, comme ailleurs en Europe, l’effondrement du
sens de l’Etat, la défaite de la pensée solidaire devant l’argent
tout-puissant, le temps de cerveau disponible commercialisé par et pour la
société du spectacle, la dévitalisation de l’engagement.
Tous pourris ? Non. Des femmes et des
hommes debout, avec une forme d’intégrité désenchantée, solitaires ou dans
l’action collective, continuent de bâtir une autre vision de demain, quand le
monde désintermédié d’aujourd’hui, celui où le sort d’économies entières peut
se jouer sur un clic droit, nouvelle civilisation soumise à la transparence
permanente et mondiale, enfle de menaces totalitaires. Comme eux, résistons à
la férule de forces conservatrices en permanence tendues vers le rétrécissement
des droits de tous et dans cette époque forcenée, demeurons verticaux.
Par Audrey Pulvar (Journaliste)